Feature 13/04/2015

Objets et illusions

by Rédaction

Quand les objets deviennent signes, ils passent au crible de nombreux paramètres: personnels, sociaux, esthétiques, historiques. Les tableaux appelés natures-mortes représentent  en réalité des objets inanimés, fruits, animaux morts, vaisselle. Ceux-ci témoignent non seulement d’ une vision du monde au travers du filtre  de l’artiste, d’une civilisation, mais aussi d’une classe sociale et de son histoire.

Une représentation de l’objet loin d’ être évidente

  Or en matière de nature morte, le fossé est immense entre la tradition européenne    et les oeuvres de l’école américaine, qui émergent au dix-neuvième siècle. Il est vrai que la nature morte, plus peut-être que tout autre genre pictural, transmet une codification de la représentation du monde visible très particulière. Or historiquement les Etats -Unis ne pouvaient prétendre à un héritage remarquable dans ce genre. Colonie anglaise à l’origine, ils ne pouvaient avoir hérité d’une tradition  de nature morte, puisque la Grande-Bretagne ne possédait pas de tradition  de la nature morte. Il fallut donc attendre que les liens politiques se distendissent d’avec l’ Angleterre, et que l’influence artistique de l’ Europe continentale et plutôt septentrionale prît le pas, pour que le genre de la nature morte, en vogue en Europe dès le dix-septième siècle, fit école auprès d’artistes américains.

Un genre pictural ingrat

Qui plus est, la nature-morte ne bénéficiait pas d’un a priori positif. Mise à part dans l’école hollandaise du dix-septième et du dix-huitième, la nature morte apparaît le plus souvent comme un genre mineur, un prétexte à des exercices d’ateliers, un entrainement à la maîtrise de fragments destinés à être insérés dans des compositions d’ensemble sur des sujets épiques ou bibliques. Par ailleurs la nature morte semble réservée à des fins utilitaires. Dessiner une fleur appartient par exemple à la tradition des dessins de spécimens botaniques, réservés aux revues scientifiques. L’enjeu n’était pas insignifiant de porter la nature morte au niveau du paysage, du portrait ou des scènes de genre. Il est d’ailleurs significatif que Raphaelle Peale (1774-1825), l’un des premiers peintres à s’y essayer,  abandonna le genre de la nature morte pendant près de vingt ans, tant elle manquait de considération, et générait peu de gains.

Et les objets deviennent signes

New Frontier IV  organise l’exposition consacrée à la nature morte américaine autour des deux tableaux européens, l’un d’Abraham Mignon ( 1640-1679)  Fleurs dans une carafe de cristal placée sur un piédestal, avec une libellule, l’autre de Jean-Siméon Chardin ( 1699-1779)  Pipes et vase à boire, dit aussi La Tabagie. Ce parcours en miroir instaure un va-et-vient entre les oeuvres référentes européennes des dix- septème et dix-huitième siècles et les productions américaines postérieures du dix-neuvième. Les peintres les plus éminents de la nature morte américaine sont présents: Raphaelle Peale (1774-1825), Joseph Biays Ord (1805-1865), William Sidney Mount (1807-1868), Martin Johnson Heade ( 1819-1904), John Haberle (1845-1933), DeScott Evans (1847-1898), William Michael Harnett (1848-1892), George Cope (1855-1929). Qu’elles soient sur toile, bois ou carton enduit – exceptionnellement-, ces peintures à l’huile qui se sont approprié les modèles européens et les ont adaptés, transmettent une image  de l’essor de l’Amérique. En quelque sorte ces natures mortes produisent sur le mode du fragment un kaléidoscope des objets emblématiques  de cette civilisation qui se construit.

Des témoignages de petites dimensions

Les oeuvres de ces peintres introduisent à l’univers de la nature morte américaine. Bien qu’influencée par les maîtres hollandais et français, elle s’émancipe très vite des modèles hérités de l’Europe du siècle classique ou de celui des Lumières. Dans les premières oeuvres pas de carafe de cristal sur un piédestal en pierre, pas de bouquet magnifique placé sous un rai de lumière, pas de fleurs visitées par des papillons et des libellules. Ce sont au contraire des composions sobres centrées sur les produits de la terre comme Corn and Cantloupe (Maïs et cantaloup) en 1812 de Raphaelle Peale. Sur un fond gris, devant un pot de terre vernissée dans les tons ocres, un épi de maïs occupe la diagonale du tableau. Il s’appuie sur un melon coupé par la moitié, un concombre et une patate douce. Ces quatre fruits et légumes, peints avec minutie évoquent la récolte. L’attention portée aux produits de la terre figure d’ailleurs comme une constante dans le genre de la nature morte américaine. Peale réalise en 1822, soit 10 ans après Corn and Cantloupe,  Still Life- Strawberries, Nuts, &c ( Nature morte- Fraises, noix, etc.). William Sidney Mount présente en 1864 Fruit Piece Apples on Tin Cups ( Nature morte aux fruits: pommes sur des gamelles). William Mason Brown, en 1866, peint   Red Rasperries on a Forest  Floor (Framboises rouges sur un sol forestier). William Mason Brown, vers 1880, réalise Peaches on a White Plate ( Pêches sur une assiette blanche).

Quand une guerre civile confirme la spécificité d’un genre

Ce n’est qu’au milieu du dix-neuvième siècle, en période de forte expansion économique, qu’ apparaissent des oeuvres qui rivalisent par la complexité de l’agencement des objets avec les natures mortes européennes.  Joseph  Blays Ord réalise  Still Life with Fruits (Nature morte aux fruits), et  Severin Roesen  Flower Still Life with Bird’s Nest ( Nature morte au nid). Tout y est manifestation de l’opulence. Le centre du tableau Still Life with Fruits est occupé par différents fruits, raisins, pêches, oranges, ananas et amandes, des plantes, et des objets signes de raffinement: la tapisserie, une aiguière  au col drapé d’une soierie et un aquarium sur pied encombré  d’un gros poisson rouge et de coquillages, le tout placé dans un décor à l’antique avec colonnes, statue drapée et en arrière plan un paysage qui rappellerait une Arcadie heureuse. Severin Roeseen crée des arrangements floraux qui accumulent les couleurs, les variétés cultivées et sauvages  comme dans Flower Still Life with Bird’s Nest,  sans se soucier de la cohérence de la floraison et des saisons, tout au soin de donner à voir une profusion baroque, dans la tradition des constructions des maîtres flamands antérieurs. Mais cette profusion qui précède la guerre de sécession, ce cosmopolitisme qui attire des peintres européens en Amérique du Nord apparaît comme un contre-point aux sujets plus sobres des périodes antérieures ou postérieures.  L’éventail des oeuvres exposées montre combien la nature morte américaine se caractérise surtout par une austérité qui libère la qualité de la représentation des objets. Le rendu des textures, la finesse du grain du cantaloup ou des framboises, le velours de la peau des pêches invitent à une contemplation de l’objet considéré plus par le symbole qu’il évoque qu’en lui-même.

De l’objet à l’ homme et au monde

Dans la lignée du critique anglais Ruskin, les peintres américains travaillent le fragment comme un défi naturaliste, et qui peut « peindre une seule feuille d’arbre, peut peindre le monde » . Or ces tableaux condensent en eux un art du symbole. Tous ces fruits, ces coquillages, produits d’ une nature qui procure l’abondance associent le jeune pays à un nouvel Eden, à une nature bienveillante. Le rameau devient alors  symbole, la fleur dissimule l’ évocation de la tension entre  désir et chasteté, le fruit se charge d’un message biblique.  Au delà de ces trompent – l’ oeil surgissent non seulement les non-dits d’une société pétrie encore d’une morale stricte, mais aussi des messages politiques.  Ce ne sont pas deux simples pommes  sur des gamelles que présente William Sydney Mount. Et si le peintre dressa un éloge de ce fruit comme emblème de la nation américaine, lorsqu’il les pose sur ces deux pichets d’étain retournés, il s’engage et rappelle le destin des soldats de l’ Union et la coutume des enfants du Nord de leur offrir des pommes.  L’ incision de la pomme rouge, au premier plan, elle aussi, se charge d’ Histoire, elle rappelle combien les hommes, comme le pays, ont été blessés par le conflit.

La  contemplation de ces modestes tableaux introduit le spectateur dans un dialogue entre l’objet premier et l’illusion.  L’ objet représenté y acquiert plus de présence que l’objet véritable , et au coeur de l’illusion s’insinue un jeu de miroir, d’échos et de messages. La confrontation des natures-mortes européennes et américaines invite également le spectateur à prolonger cette contemplation de l’objet, et y voir peut-être les prémisses  de l’hyperréalisme.

Dominique Grimardia
Copyright Forksmagazine

New Frontier IV, fastes et fragments, aux origines de la nature morte américaine, Musée du Louvre, aile Denon, 1er étage, salle 32.

Dominique Grimardia

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New Frontier IV, fastes et fragments, aux origines de la nature morte américaine, Musée du Louvre, aile Denon, 1er étage, salle 32.

 

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