La Course aux Robots : Quand la Chine Distance l’Europe

by Rédaction

Les dernières données de l’International Federation of Robotics révèlent l’ampleur du décrochage européen face à la stratégie d’automatisation massive de Pékin. Une analyse des enjeux industriels et géopolitiques d’une révolution en cours.

Un écart vertigineux qui se creuse chaque année

Dans l’immense usine Zeekr de Ningbo, en Chine orientale, des chariots robotisés glissent silencieusement le long des chaînes d’assemblage automobile. Cette image, devenue banale dans l’empire du Milieu, illustre une réalité que les derniers chiffres de l’International Federation of Robotics (IFR) rendent saisissante : avec plus de deux millions de robots opérationnels dans ses usines, la Chine a pris une avance considérable sur le reste du monde.

Les données publiées cette semaine dressent un constat implacable. En 2023, les usines chinoises ont installé près de 300 000 nouveaux robots industriels, soit davantage que l’ensemble du reste de la planète. Face à cette déferlante, les États-Unis font pâle figure avec 34 000 unités, tandis que l’Europe peine à suivre le rythme avec 92 393 installations, malgré une croissance de 9 %.

Pour la France, les chiffres sont encore plus préoccupants. Avec seulement 7 380 robots installés en 2022, l’Hexagone représente à peine 10 % du marché européen, loin derrière l’Allemagne qui maintient sa position dominante sur le continent. Dans le classement mondial du stock robotique opérationnel, la France brille par son absence du top 5, monopolisé par la Chine (38 %), le Japon (11 %), la Corée du Sud (10 %), les États-Unis (9 %) et l’Allemagne (7 %).

Cette asymétrie ne relève pas du hasard mais d’une stratégie délibérée. Depuis le lancement du plan « Made in China 2025 » en 2015, Pékin a fait de la robotisation une priorité nationale absolue. Les entreprises chinoises bénéficient d’un accès quasi illimité aux prêts des banques d’État à taux préférentiels, de subventions directes et d’aides pour racheter des concurrents étrangers.

Les résultats sont spectaculaires : au début de 2024, les usines chinoises produisaient près d’un tiers de tous les biens manufacturés mondiaux, dépassant la production combinée des États-Unis, de l’Allemagne, du Japon, de la Corée du Sud et de la Grande-Bretagne. Cette performance industrielle, directement corrélée aux investissements robotiques, place la Chine dans une position de force inédite.

Les Contradictions d’une Stratégie Hégémonique

Pourtant, cette fuite en avant robotique soulève des interrogations majeures sur ses conséquences à moyen terme, tant pour la Chine que pour l’équilibre commercial mondial. Le plan « Made in China 2025 », s’il témoigne d’une vision stratégique remarquable, porte en lui des contradictions qui pourraient bien se retourner contre ses concepteurs.

Le Paradoxe de l’Emploi Chinois

La première contradiction touche au cœur du modèle économique chinois. Avec une population active de près de 780 millions de personnes, la Chine dispose théoriquement d’un réservoir de main-d’œuvre considérable. Or, cette robotisation massive menace directement l’emploi industriel, pilier historique de la croissance chinoise et de la stabilité sociale.

Les autorités de Pékin semblent avoir fait le pari que les gains de productivité compenseraient les destructions d’emplois par la création de nouveaux secteurs d’activité. Mais cette transition s’avère plus complexe qu’anticipé. Dans de nombreuses régions industrielles, le chômage technologique commence à peser sur les équilibres sociaux locaux, forçant le gouvernement à des ajustements coûteux en termes de politique sociale.

Lian Jye Su, analyste en chef chez Omdia, une firme de recherche technologique, tempère cependant ces inquiétudes : « Ce n’est pas une coïncidence. Il a fallu de nombreuses années d’investissement par les entreprises chinoises pour en arriver là. » Selon lui, cette stratégie s’inscrit dans une logique d’anticipation des hausses salariales futures et de montée en gamme industrielle.

Vers une Dépendance Technologique Inverse

Paradoxalement, la Chine, malgré sa domination en termes de déploiement, demeure largement dépendante des technologies étrangères pour les composants les plus sophistiqués de ses robots. Comme le souligne l’analyse d’Omdia, « si vous deviez assembler un robot humanoïde vraiment haut de gamme, il serait presque entièrement non-chinois. Peut-être aurait-il un ou deux composants chinois, mais l’ensemble du système serait très international ».

Cette dépendance technologique constitue un talon d’Achille stratégique. Les entreprises chinoises restent tributaires des innovations allemandes, japonaises ou américaines pour les capteurs les plus avancés, les semi-conducteurs spécialisés et les logiciels de contrôle. Une situation qui limite leur autonomie technologique réelle et les expose aux restrictions d’exportation.

L’Émergence d’une Position Hégémonique Contestée

La montée en puissance robotique chinoise redessine les rapports de force commerciaux mondiaux d’une manière qui inquiète de plus en plus les partenaires économiques de Pékin. En concentrant près de 51 % de la demande mondiale de robots industriels et en produisant désormais un tiers des biens manufacturés globaux, la Chine s’achemine vers une position hégémonique qui suscite des résistances croissantes.

Cette domination manufacturière, amplifiée par l’automatisation, pose des défis inédits au commerce international. Les entreprises chinoises robotisées peuvent désormais produire à des coûts et avec une qualité qui rendent la concurrence difficile, voire impossible, pour de nombreux secteurs dans le reste du monde. Cette situation alimente les tensions commerciales et pousse de nombreux pays à repenser leurs stratégies industrielles.

Cameron Johnson, consultant en chaîne d’approvisionnement basé à Shanghai, spécialisé dans l’automatisation, observe que « les gens ne regardent pas encore la robotique comme un outil manufacturier, du moins pas encore, et pas comme le font les Chinois ». Cette différence de perception pourrait s’avérer coûteuse pour les économies qui tardent à prendre la mesure de cette révolution.

La France Face au Défi de la Modernisation

Pendant que la Chine transforme son appareil productif et que ses contradictions internes commencent à émerger, la France semble paralysée par des débats politiques déconnectés des enjeux industriels réels. Les discussions publiques françaises se cristallisent obsessionnellement sur les questions fiscales, révélant une myopie stratégique préoccupante.

Cette approche court-termiste intervient au pire moment. Alors que les données de l’IFR montrent un décrochage français de plus en plus marqué, l’absence de vision industrielle cohérente compromet la capacité du pays à rattraper son retard technologique. La France ne dispose ni de la stratégie d’État chinoise ni de l’écosystème industriel allemand qui maintient outre-Rhin une position robotique respectable.

Les conséquences de cette inaction se font déjà sentir. Le tissu industriel français, insuffisamment robotisé, perd progressivement en compétitivité face à des concurrents automatisés. Les investissements productifs se détournent vers des économies offrant de meilleurs outils de production, accélérant un processus de désindustrialisation que seule une politique volontariste pourrait inverser.

L’Impératif d’une Stratégie Européenne

Face à cette situation, l’Europe et la France doivent urgemment repenser leur approche de la robotisation industrielle. L’exemple chinois, malgré ses contradictions, démontre qu’une politique industrielle cohérente et soutenue peut transformer un appareil productif national en moins d’une décennie.

La voie européenne ne peut cependant se contenter de copier le modèle chinois. Elle doit inventer une approche qui concilie modernisation technologique, préservation de l’emploi et respect des équilibres sociaux. Cela implique un investissement massif dans la formation professionnelle, le développement d’une filière robotique européenne compétitive et la création d’incitations pour l’adoption de ces technologies par les PME.

L’enjeu dépasse la simple compétitivité économique. Il s’agit de préserver la capacité de l’Europe à maîtriser son destin industriel dans un monde où la robotisation redéfinit les avantages comparatifs. Sans sursaut rapide, le Vieux Continent risque de se retrouver dans une situation de dépendance technologique et commerciale vis-à-vis d’une Chine dont la stratégie hégémonique, bien qu’empreinte de contradictions, pourrait bien redessiner durablement les équilibres économiques mondiaux.

La fenêtre d’opportunité se referme. L’année 2025 marquera-t-elle le réveil européen ou l’acceptation d’un décrochage définitif ? Les prochains mois apporteront des éléments de réponse cruciaux pour l’avenir industriel du continent.

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