Le Sénat attentif aux nouvelles technologies a dès 2014 initié une analyse sur les blockains. Poursuivant ce travail, la Commission des Finances du Sénat présidée par Vincent Eblé , a présenté cette semaine l’état de leurs travaux. En effet celles-ci rentre en résonnance avec l’actualité de ce début d’année. Car 2018 a mis sur le devant de la scène des marchés boursiers les variations de cours importantes à la hausse et à la baisse du Bitcoin, l’un des fleurons de la sphère des monnaies virtuelles . Or ces cryptoactifs, banalement dénommés cryptomonnaies, qui se sont développés parallèlement à la technologie des blockchains, appellent l’attention sur les enjeux et les défis sous-jacents posés par l’exploitation de ces outils informatiques.
Comme l’a rappelé Alexis Colomb, universitaire spécialiste des marchés financiers auprès du CNAM, les blockchains présentent un caractère novateur en pleine évolution, et ne se limitent pas à la seule sphère des « cryptomonnaies ».
De fait cette technologie s’appuie sur un fonctionnement novateur par la relation instituée entre des blocks . Chaque block stocke et transmet des informations à d’autres blocks . La grande originalité des blockchains réside dans la création d’un réseau de communication entre chaque block établi sur le principe d’une mise à égal niveau de chaque block. Du point de vue technologique et opérationnel les seules relations entre chaque et tout opérateur à la fois ne fonctionnent que de pair à pair. Et chaque membre, chaque élément, chaque block de la chaine a accès à toutes les informations détenues et transmises à l’origine par et à un seul block.
C’est donc la mise en commun systématique de toute donnée, sans avoir besoin du traditionnel garant ou référent, caractéristique d’une organisation verticale, hiérarchisée, où les transactions sont placées sous la caution d’un tiers de confiance. La fonction cryptographique, d’où est dérivé le terme de cryptomonnaie, assure la sécurisation des échanges entre blocks d’une même chaine grâce à l’utilisation de clés cryptographiques asymétriques, à savoir avec une clé publique et une clé privée. C’est le système de consensus réalisé par les différents ordinateurs connectés en réseau « pair-à-pair » qui permet l’horodatage, le cryptage, confère un caractère infalsifiable … et valide la transaction.
La blockchain se présente comme un registre qui retrace et collecte les transactions de ses membres. Toute transaction est inscrite de manière cryptée par les utilisateurs, et ne peut ni être effacée ni modifiée. Chaque transaction figure au sein d’un bock relié. Les blockchains fonctionnent donc à l’ opposé des architectures informatiques traditionnelles avec la centralisation de l’information et les échanges hiérarchisés entre un serveur et un client.
S’appuyant sur une relation symétrique dupliquée exponentiellement à tout intervenant appartenant au réseau, à la chain, cette technologie ouvre la possibilité de disposer d’un réseau d’informations communes inviolable, confidentielles, sans censure possible émanant d’un organisme qui superviserait les échanges. Chaque membre de la blockchain a accepté de respecter des clauses contractuelles qui structurent une auto-gouvernance du système par une relation de transparence et de confiance puisque tout élément a accès en temps réel aux mêmes informations transmises automatiquement.
Aujourd’hui l’ exploitation de la technologie des blockchains trouve des applications non seulement dans les marchés financiers, et pas seulement pour les novateurs cryptoactifs. Elle fonctionne pour tout échange d’ordre de paiement, mais aussi dans la gestion des flux des entreprises ou encore dans le monde des assurances, voire dans la gestion de relations intra et inter gouvernemental. Le système de la blockchain peut être exploité à toutes les strates d’une organisation, qu’elle soit régionale, nationale, ou internationale, avec la possibilité de réaliser des « co-pétitions ». C’est donc une transformation en devenir de toutes les opérations de classement des données, la garantie de la traçabilité des échanges, tout en fluidifiant les modes de production et de transmission. De là on peut supposer la nécessaire évolution de professions dont une grande partie des tâches s’appuient sur des classements ou la connaissance de systèmes d’organisations.
En tout cas nombreux sont les domaines d’application de cette technologie : autoconsommation et trading d’énergies renouvelables, préservation des espèces animales en voie de disparition, environnement, identité numériques, sécurité sociale, santé humaine, communications électroniques, gestion intelligente de la ville, modernisation de l’Etat, travail, tourisme, labellisation alimentaire, assurances, finance de marché, financement d’entreprises, paiements internationaux, propriété intellectuelle, autant de champs d’applications bien au-delà des cryptomonnaies. Les blockchains participent d’ une conception du partage de la connaissance, de la mise en commun des moyens.
Mais par delà ces applications sectorielles, si de nombreux acteurs du marché sont demandeurs d’applications de ce type, les blockchains mettent en évidence la nécessité d’adapter les réglementations par rapport à ces nouveaux acteurs, que cela soit dans le domaine financier, commercial, ou réglementaire, qu’il s’agisse de réguler les relations avec les particuliers, les entreprises ou les Etats. L’un des enjeux le plus important s’avère la protection spécifique des non-qualifiés. Et, à ce niveau de technologie, les non-qualifiés forment une majorité innombrable.
Pour l’heure, deux écoles apparaissent dans la gestion des risques éventuellement engendrés par le fonctionnement des blockchains. Celle dite du « Bac à sable » mise sur une franchise de réglementation, une autorégulation interne opérée par les blockchains elles-mêmes, quitte à réglementer un jour. C’est la position adoptée par l’Angleterre, les U.S.A ou Singapour par exemple. L’inconnue étant alors de pouvoir définir le moment de l’ intervention ultérieure, et la manière de gérer le retour à la réglementation après une phase de déréglementation.
La seconde école fait le choix de la carte de l’adaptabilité, celui d’ un arbitrage entre innovation et protection du consommateur, de l’entreprise ou de l’Etat, en choisissant d’élaborer des normes réglementaires d’une relative flexibilité. C’est la voie suivie par La France depuis 2016 avec l’ ordonnance sur les bons de Caisse, et l’ordonnance du 8 décembre 2017 sur les actions et les obligations, qui entrera en vigueur à l’été 2018, la première en Europe qui supprime l’obligation de recourir au tiers de confiance.
Toutefois même si cette technologie qui s’appuie sur un fonctionnement de relations de pair à pair et gère elle-même son cercle vertueux présente des potentialités exponentielles, et si en elle-même, en tant que technologie disruptive, elle offre des moyens d’action neutres, son utilisation soulève des interrogations.
De fait, plus la blockchain comporte de membres, plus elle est sécurisée puisque le processus de certification décentralisé repose sur une validation majoritaire. Il est a priori complexe de contrôler autant d’utilisateurs, d’autant plus que toute transaction du fait de la relation de pair à pair est publique à l’intérieure de la chain, et que la clé publique, connue de tous, permet d’accéder à la blockchain. Mais la clé privée qui permet de signer la transaction est personnelle et confidentielle, donc les membres de la blockchain ne peuvent pas connaître ceux qui ont fait la transaction. Par conséquent le fonctionnement vertueux d’une blockchain, qui repose sur le nombre, la transparence, le partage et la décentralisation, ou chaque utilisateur sécurise l’ensemble, fait en quelque sorte qu’ une blockchain ne peut être que publique.
Or toute blockchain n’est pas publique. Il existe dans le secteur bancaire des blockchains qui réintroduisent une forme d’instance centralisée qui régule les échanges et restreint l’accès à cette blockchain. Les cryptomonnaies sont elles aussi opaques. Localisées dans des pays où l’électricité est bon marché, elles échappent aux contrôles des Etats, et aux autorités bancaires ou boursières, l’APCR ou l’AMF en France. Mais les cryptoactifs ne se développent pas seulement dans un no man’s land juridique. Elles défient aussi toute préoccupation environnementale. Il faut en effet fournir l’ énergie nécessaire au fonctionnement de ces « fermes » et leur maintien à température constante. Selon le site powercompare.co, qui reprend le Digiconomist’s Bitcoin Energy Comsumption Index la consommation en électricité pour « miner » du bitcoin est maintenant supérieure à celle de 159 pays, plus que celle de l’Ireland ou du Nigeria, , soit au total 0,13 %% de la consommation mondiale d’ électricité. Pour le bitcoin, de nouveaux cryptoactifs sont créés par un algorithme dès que se forme un block de 200 transactions. Si le Bitcoin fut la première des « cryptos », désormais il est concurrencé par le Ripple, le Litecoin ou l’Ethereum. Toutes des valeurs qui flambent et chutent en dehors de toute autorité de marchés financiers. La valeur du bitcoin a été multipliée par 14 en 2017. On estime les possesseurs de bitcoins à plusieurs millions, mais, d’après le financier Aaron Brown, 1000 personnes en détiennent 40%.. Quel arbitrage invoquer en cas de litige ? Que faire si une partie de l’actif disparaît ? Qui donne quelle garantie ? Sans oublier les possibilités de complexité fiscale quand on ignore la réalité du gain réalisé, même si un cadre obligatoire ne peut cerner tous les projets de cet ordre.
En tout cas si les cryptomonnaies deviennent un sujet qui « monte » à plus d’un titre, la question de leur évaporation. Un système sans tiers de confiance qui n’interpose pas son bilan comme chambre de compensation , caractéristique d’un système centralisé, engendre d’autres conséquences. Aujourd’hui le système des cryptoactifs ne peut garantir que la traçabilité, mais cela n’exclut pas la possibilité de failles dans le système notamment au niveau des plates-formes d’échanges, car il est aujourd’hui impossible à un particulier de disposer de l’environnement informatique capable d’intervenir directement au niveau de la blockchain.
En Corée du Sud , les plates-formes d’échanges de cryptomonnaies autorisaient les utilisateurs à renseigner leur identité par l’usage d’un simple pseudonyme, des plates-formes qui échappaient également à toute taxation sur les bénéfices réalisés. La mésaventure d’un certain « Anchise », relatée par le Canard Enchainé, qui a perdu tout son investissement, elle , s’est passée par l’intermédiaire d’une plateforme prétendument installée à Londres. La grande volatilité des actifs et la haute spéculation qu’ils entraînent peuvent donc favoriser le financement d’ activités criminelles. Et en sus de la problématique de la sécurité physique de ces avoirs virtuels, le temps nécessaire pour valider une transaction de 30 minutes est passé à 1900, soit 31 heures, un délai qui possède lui aussi un impact environnemental.
Phénomène sociétal, symbolisent-ils la poursuite de la circulation de valeurs, expression d’un compromis entre les encadrements et l’expression d’une liberté individuelle numérique ? Et si la question demeure de mesurer l’ incidence du développement des cryptoactifs et de leurs produits dérivés sur l’économie réelle, ainsi que celle de l’utilité de cette finance autocentrée, l’enjeu dès lors est de mettre en place des règles dans un environnement virtuel protéiforme, et de réfléchir à un cadre global pour aborder l’ensemble des axes de protection et de régulation à créer au niveau national, mais surtout européen, et à celui du G20.
En tout cas ces actifs de nature inconnue jusqu’alors deviennent un sujet plus prégnant. Au-delà des problèmes fiscaux soulevés par ces nouvelles valeurs, les cryptoactifs remettent en cause l’un des éléments de souveraineté fondamentaux des Etats : le monopole de la monnaie. Une organisation en devenir complexe à élaborer.
Dominique Grimardia
Notes : 1) selon les chiffres de la Banque de France les cryptoactifs avec une incidence de 7500 milliards d’euros dans la proportion limite de 70 000 milliards de dollars ne font pas courir de risque systémique.
2) un cryptoactif n’est en aucun cas une monnaie, c’est une unité de compte, une réserve de valeur, mais ce n’est pas un moyen de paiement ; l’appellation de monnaie est dans ce cas fallacieuse.