Luxe et Empathie: une interview d’Emma Fric

by Rédaction

Emma Fric dirige le département Recherche et Prospective de la société Peclers, une société internationale basée à Paris, spécialisée dans l’analyse des tendances, des faits de société émergents, et en marketing.

 » Emma Fric, quel a été votre parcours pour arriver à cette réflexion sur le luxe ?

– Le luxe est une thématique que j’observe depuis assez longtemps. J’ ai un parcours un peu atypique. J’ ai commencé comme juriste, puis j’ai fait un DEA en Sociologie de la Communication et de l’Information, il y a maintenant une vingtaine d’années. C’est ce qui m’a amenée à découvrir les charmes de l’analyse et de la réflexion. J’ai toujours grandi dans un univers d’ architectes et au contact de la création. Par mon travail j’ ai longtemps baigné dans le développement des marques de luxe, à l’époque où elles n’avaient pas l’étendue internationale qu’elles ont acquise aujourd’hui. En termes de métier cela fait déjà 15 ans que je travaille chez Peclers et nous nous sommes intéressés depuis quelques années à la notion de l’empathie. En quoi l’empathie était-elle une grande thématique que l’on voyait irriguer la société avec de plus en plus d’ampleur? Quel était son impact sur le luxe ? A priori, par définition, ce n’est pas nécessairement une vertu d’être « emphatique ». Il y a de plus toute une réflexion qui vient nourrir une nouvelle vision du luxe.

– Avec l’ empathie vous nous avez expliqué que la compétition forcenée, cette culture des super-héros  est dépassée. Pour vous, dans combien de temps prévoyez-vous la chute des « Maitres de l’Univers » ?

– Je ne sais pas si je formulerai les choses de cette façon, parce que je pourrais considérer qu’il y a des super-héros de la révolution emphatique. Je pense donc que ce mouvement a aussi des ambassadeurs, et certaines marques s’ y inscrivent.  Nous en avons vu quelques-unes à travers la présentation des marques. La marque Hermes aussi revient souvent comme un porte-drapeau d’une vision d’un luxe plus durable. Les super-héros sont en fait souvent des hommes avec des idées fortes, c’est d’ailleurs pour cela qu’on les a souvent préposés à la survie de l’humanité d’une façon ou d’une autre. C’est une nouvelle génération de super-héros qui est en train de naître, peut être moins attirée par la performance et le succès. Les codes sont en voie  d’être renversés, avec la vision de super-héros un peu plus empathiques, un peu plus fragiles, plus humains. Les super-héros c’est parfois aussi aujourd’hui « monsieur et madame tout le monde ». C’est aussi intéressant, ce n’est pas nécessairement la vision d’une élite, ce qui est un peu contradictoire avec la notion de luxe. Mais cela invite aussi à revisiter aussi les codes et les valeurs du luxe pour les rendre plus en harmonie ou, dans tous les cas, plus en relation avec une nouvelle génération de consommateurs qui est en train d’émerger.

– Vous faites l’apologie d’une économie positive, d’une société dans laquelle ces héros finalement  auraient été autrefois appelés des anti-héros. Maintenant c’est chacun de nous. Pensez-vous que votre message est accepté par la sphère du luxe? Ne remettez-vous pas trop de mythes en question ? Comment les voyez-vous  évoluer ?

– Je suis mal placée pour dire que c’est le message principal. Je pense, d’après les discussions d’aujourd’hui, qu’il touche évidemment beaucoup de gens. De plus je ne suis pas la seule à m’inscrire dans cette thématique. Toute la réflexion, entre autres, la représentation qui a eu lieu récemment à la Gaieté Lyrique,  The Happy Show, montre bien que cette question de bonheur est au coeur de la réflexion de nombreux philosophes. Beaucoup de sociologues s’y intéressent aujourd’hui. Matthieu Ricard en fait une incroyable, une très belle apologie dans son livre sur l’altruisme. Cette notion d’empathie, d’amour, de sentiments, d’émotions, qui avait un peu disparu du champ d’investigation philosophique et social, est revenue au goût du jour, en force, ces derniers temps, probablement en réaction à la crise, mais aussi comme un moteur pour envisager l’avenir de façon plus optimiste. Elle répond aussi à l’émergence d’inégalités croissantes. La question des inégalités grandissantes, qui devient un facteur d’instabilité mondiale, s’avère peut être même plus importante que le réchauffement climatique. Cette thématique avait commencé à émerger  il y a déjà une dizaine d’années  avec la Commission Stilglitz. Le succès d’une société se mesure t-il à son produit intérieur brut ? C’était l’interrogation  sur le bonheur intérieur brut des gens comme avec Villeret. Beaucoup d’économistes, plutôt des  altermondialistes se sont posé la question. Nous voyons qu’aujourd’hui, avec la crise,  c’est en train de devenir un mouvement de société qui touche beaucoup plus de gens, en particulier parce que les réseaux sociaux ont aussi fait émerger une nouvelle économie, alternative, collaborative, participative. Dans cette nouvelle économie la question du donnant / donnant est aussi intéressante, bien qu’il ne faille pas la réduire à une relation d’échanges au pays des « Bisounours ». C’est aussi plus malin, plus économique, plus smart, c’est mieux pour la planète, avec le supposé « si c’est mieux pour moi, cela l’est pour les autres ». Cela  répond à beaucoup de critères qui amènent à regarder la notion d’empathie comme une dynamique de sens. Même si je suis très optimiste – j’y crois effectivement beaucoup parce que je trouve qu’elle amène un autre regard sur soi, sur le monde, sur la relation aux autres-  c’est du coup une thématique qui est aussi intéressante dans un contexte d’évolution du luxe qui cherche à renouer également avec des valeurs plus en phase avec la société.

– Vous donnez en quelque sorte une nouvelle définition de l’être politique, de l’individu dans la société, dans un Etat régi par d’autres règles ?

– Oui, il y a d’autres règles, mais il y a aussi d’autres frontières. A titre d’exemple, si Facebook était un pays il s’agirait du 3ème plus grand pays de la planète, et cela  change beaucoup la donne. Aujourd’hui les individus sont connectés, par-delà les frontières, les cultures. Ils  se réunissent sur des sujets, des thématiques, tout seuls, sans passer par des institutions ou des organisations classiques. Il y a une forme de contre-pouvoir qui permet à l’individu de prendre son destin en main, on l’a vu avec les « Anonymous », on l’a vu avec « Occupy Wall Street ». Cette dynamique-là permet à des gens de s’inscrire dans des dynamiques de changement au-delà d’institutions traditionnelles et politiques dans lesquelles parfois, malheureusement, ils ne se reconnaissent pas »._

Interview d’Emma Fric par Dominique Grimardia. Copyright forks 2014.

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